The Divine Comedy : Entretien avec Simon Njami

28 Maggio 2014

versione italiana

 

Elio Grazioli : Je dis tout de suite que j’ai trouvé l’idée de l’exposition magnifique, mais je voudrais voir avec toi si ça correspond à l’idée que je m’en suis faite. Donc je commence par te demander : pourquoi la Divina Commedia? Évidemment Dante a su élaborer une histoire qui est un des archétypes des manières de raconter et de voir : le voyage dans l’autre monde qui offre la possibilité de parler de celui-ci et de donner le plan de la culture, du savoir. Sommes-nous encore à la recherche d’un Grand Récit, comme on dit? Est-ce surtout l’Afrique? Ou est-ce pour lire, interpréter l’Afrique?

 

Simon Njami : J’ai envie de répondre : parce que la Divina Commedia ! Mais cela, évidemment, ne suffirait pas. Je crois avoir lu ce poème pour la première fois quand j’avais une dizaine d’années. Les questions de l’au-delà m’ont très vite préoccupé, comme j’imagine, tout un chacun. J’ai relu ce poème de nombreuses fois. À chaque lecture, il changeait, parce que je changeais et parce que ce que j’y lisais entrait en résonance avec celui que je devenais. L’idée de m’en servir pour faire une exposition ne m’a traversé l’esprit que très tard, lors d’une énième lecture. L’homme que j’étais devenu avait des questions que l’enfant, l’adolescent ou le jeune adulte ne se posaient pas. Et une phrase particulièrement a retenu mon attention;  lorsque Dante et Virgile se promènent dans le limbe, Dante est surpris de voir de si nobles esprits condamnés à l’enfer – même si le limbe est une espèce de quartier VIP – et interroge Virgile qui lui fait une réponse édifiante, pour ce qui concerne Socrate, Aristote et les autres penseurs grecs ou romains. Ils sont là parce qu’ils sont nés avant le Christ. Puis, pour Saladin, cette explication magnifique : il ne vénérait pas le bon dieu! Cette phrase a longtemps trotté dans ma tête, et ce n’est pas tant le Grand Récit (dont je continue à penser que nous en avons besoin) qui m’a attiré, que la complexité que supposait la réponse de Virgile. Si un musulman se trouvait en enfer pour ne pas avoir loué le dieu qu’il fallait, cela supposait un dieu absolu qui est la seule voie possible de salut. Mais en imaginant que ce récit eut été rédigé par un musulman, le dieu correct aurait changé de nature. Ainsi, cette manière de regarder le monde à travers un prisme culturel, historique, religieux, séparait les humains entre ceux qui avaient bien fait leurs devoirs et les autres. Mais qui décide et au nom de quoi se fonde cet universalisme exclusif? Sans doute selon les mêmes rouages que la globalisation dans laquelle nous baignons aujourd’hui. Il m’a donc paru divertissant de réécrire l’histoire et de la faire interpréter par des êtres contemporains qui, pour la plupart, seraient, au mieux, comme Saladin, dans le limbe. Il ne s’agit donc pas tant d’une entreprise d’interprétation de l’Afrique que d’une entreprise de réinterprétation de l’Occident. J’aime faire trembler les certitudes, même lorsqu’elles ne servent plus à grand chose. J’ai voulu, littéralement, mettre le monde de l’au-delà sens dessus dessous.

 

Bili Bidjocka, Grâces & Intentions & Grâces (2014) Installationsansicht / Installation view MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main, Foto / photo: Axel Schneider © MMK Frankfurt

 

E.G. : Évidemment, partant du Paradis vers l’Enfer, vous avez renversé la direction du voyage. C’est l’idée d’un âge d’or du début et de la décadence de l’ aujourd’hui? Sommes-nous en Enfer?

 

S.N. : Nous ne sommes pas tous en enfer, mais certains d’entre nous – dont je fais partie - ont été chassés du Paradis. Non pas parce qu’ils avaient l’un des sept péchés référencés par Thomas d’Aquin, mais parce qu’ils avaient mordu à la pomme et célébré la mort de Dieu. L’enfer, comme le paradis, c’est ce que j’essaie de dire à travers cette exposition, sont des notions toutes relatives et éminemment symboliques. Mon enfer, qui n’est pas nécessairement celui de chacun, est un monde que je peux arpenter les yeux grands ouverts. Un monde dont je peux avoir une conscience pleine. C’est dans les textes que l’on retrouve cette phrase : heureux les simples d’esprit car le royaume des cieux leur est ouvert. C’est un prix beaucoup trop grand à payer pour moi. Et je dirais donc, en ce sens, que si mon enfer est le lieu de la connaissance, comme une espèce de grande bibliothèque universelle, alors il faut le mériter. C’est la raison pour laquelle je l’ai inscrit dans une logique ascensionnelle.

 

E.G. : Pour que l’exposition et l’opération entière ne soient pas vues comme “illustratives", pourrais-tu essayer de synthétiser quelle est la vision “africaine” de la Divina Commedia qui sort de l’exposition? Si tu trouves cette question trop générale, je vais dire de manière encore plus directe : qu’est-ce que nous devons nous attendre de l’Afrique en tant que vision?

 

S.N. : L’Afrique apporte à Dante la contemporanéité et l’universalité qui lui faisaient défaut. Il reste sans doute à confier le poème à l’Asie pour que la boucle soit bouclée. L’être contemporain ne peut pas, à mon sens, être enfermé dans une quelconque essentialité. Les artistes que j’ai rassemblés brisent le carcan des vieilles croyances pour en créer de nouvelles. Ils sont bouddhistes, musulmans, athées, agnostiques, juifs, et… même chrétiens, et démontrent que l’au-delà n’appartient à personne et que si nous voulons nous en approcher un peu, nous devons le faire d’une manière polysémique. Le purgatoire, par exemple, a été inventé par les catholiques au onzième siècle. Qu’elle est donc sa validité aujourd’hui dans le mystère de l’après-vie, sinon qu’il a été réduit à une contingence matérielle? En Afrique, les morts côtoient les vivants. Ils ne sont pas vraiment morts, mais s’apparenteraient plutôt à des fantômes, des zombies, comme on dit à Haïti. La vision qui sourd de cette exposition n’obéit pas à une causalité unique, mais représente un ensemble d’opinions que j’ai voulu mettre en scène.

 

Jems Robert Koko Bi, Convoi Royal, 2007 Installationsansicht / Installation view MMK Museum für Moderne Kunst Frankfurt am Main, Foto / photo: Axel Schneider © MMK Frankfurt

 

E.G. : Enfin, raconte-nous, s’il te plaît, quelques-unes des œuvres, je dirais, celles qui représentent au mieux les arguments dont tu viens de nous parler.

 

S.N. : Toutes les œuvres représentent un élément de ce que j’ai voulu dire. C’est la raison pour laquelle je les ai rassemblées. Mais pour le plaisir de la discussion, je vais en décrire une. Il s’agit d’une barque pleine de têtes en bois, noires. Je l’ai placée en enfer. Cette pièce de Jems Kokobi fait partie des rares œuvres qui n’ont pas été spécifiquement produites pour l’exposition. Lorsque Jems a réalisé cet ensemble, il ne pensait pas à Dante, bien entendu. Le but qu’il s’était donné était une dénonciation de l’esclavage. Mais lorsque j’ai commencé à penser à l’exposition, cette œuvre m’est immédiatement revenue en mémoire. Pour moi, c’était la barque de Caron et elle ne flottait pas sur l’Océan Atlantique la cale pleine de « bois d’ébène », mais faisait traverser le Styx aux âmes damnées.

E.G. : Une dernière question, si je peux évoquer une œuvre que nous avons déjà admirée à la Biennale de Venise et qui me semble une bonne manière de finir, ou de ne pas finir, vu qu’il s’agit justement de L’écriture infinie de Bili Bidjoka, et qui se trouve à l’Enfer. Donc, une réécriture infinie de la Divine Comédie?

 

S.N. : Je perçois la vie dans l’au-delà comme une espèce de perpétuel recommencement. Nous sommes condamnés à y être pour l’éternité. Mais, contrairement à Prométhée et à sa condamnation à se voir manger le foie pendant les siècles des siècles, les condamnations de la divine comédie ne sont pas individuelles mais collectives. Ce n’est pas un espace où nous trouverions un être seul, face à ses péchés. L’organisation est assez « collectiviste ». Je vois Bidjocka, non pas dans l’enfer commun et ses multiples cercles, mais dans le limbe. Or le limbe est l’endroit où l’on retrouve tous les grands penseurs. Dans ma version de la Comédie, j’y ai rajouté des personnages que Dante ne pouvait pas connaître, comme Sartre, Picasso, Caravaggio… Quel lieu pourrait mieux servir le dessein de Bidjocka qui est de décrire une histoire universelle du monde? D’autant que tous les temps se retrouvent dans un même espace, dans une espèce d’hétéchronie symphonique. Aristote, Averroès, Socrate, Avicène, vont être tous invités à écrire dans le grand livre de l’humanité. Et ils ont l’éternité devant eux. Une éternité qui est sans cesse modifiée par les nouveaux venus. Gabriel Garcia Marquès qui nous a quitté il y a peu de temps, y aurait également sa place. Ainsi, à travers l’exposition, les vivants sont chargés de faire le travail des morts, ou du moins de ceux que l’on ne voit pas. En les invitant à ajouter leurs pensées dans le grand livre, qui remet en cause à la fois notre notion d’espace et de temps, Bidjocka les inscrit dans une éternité à l’œuvre et en perpétuelle mutation.

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